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4 janvier 2011

Changement de vitesse – amorçons-le maintenant!

Dr Blake Poland, professeur, Dalla Lana School of Public Health et ancien directeur du programme de maîtrise en sciences de la santé avec spécialisation en promotion de la santé de l’université de Toronto.
Beaucoup de choses méritent d’être saluées dans le nouveau rapport Changement de vitesse du Conseil canadien de la santé, qui traite de nouvelles approches pangouvernementales pour s’attaquer aux déterminants fondamentaux de la santé dans le contexte des inégalités grandissantes en santé entre les riches et les pauvres. Peu de sujets sont plus importants. Ni plus actuels. Plus particulièrement, le rapport va au-delà de ce que l’on aborde dans la documentation et condense la sagesse et les perceptions de nombreux joueurs clés haut placés qui cumulent des décennies d’expérience sur le terrain. À ce titre, ce rapport constitue une contribution appréciable au débat sur les meilleurs moyens de protéger et de promouvoir la santé des Canadiens. Pour cette question seulement, Changement de vitesse devrait être une lecture obligatoire dans toutes les écoles de santé publique et dans le cadre de tous les programmes de formation en politiques publiques à travers le pays.

Par contre, en tant que chef de la direction du Conseil canadien de la santé, John Abbott souligne, dans son avant-propos à ce rapport, que comprendre les déterminants de la santé n’est pas une idée nouvelle; on sait depuis longtemps que la santé est fortement influencée par des facteurs économiques, institutionnels, sociaux et culturels qui vont bien au-delà du champ de compétences du ministère de la Santé. Vingt-cinq années de rapports politiques de tous les paliers de gouvernement ont donné lieu à des appels pour que l’on insiste désormais sur la prévention au lieu du traitement et que la prévention jouisse d’une portée plus large et passe de l’éducation à de bonnes habitudes de vie au spectre complet des déterminants de la santé. Et encore aujourd’hui, une collaboration intersectorielle pour s’attaquer à ces déterminants de la santé représente un défi. Changement de vitesse est un portrait bienvenu et offert en temps opportun des possibles approches pangouvernementales pour ce faire, suivant un point de vue canadien dont nous avons grandement besoin.  

Mais ne nous méprenons pas : les obstacles structurels et les désincitatifs aux approches pangouvernementales sont considérables. Le Conseil canadien de la santé mérite des éloges pour s’être attaqué aux nombreux obstacles à la transmission du savoir en mesures concrètes. Et surtout, les principaux répondants consultés pour la préparation de ce rapport formulent des conseils judicieux et clairvoyants pour favoriser la mise en place d’une réelle approche pangouvernementale, formulés à la suite d’années d’expérience et de sagesse collective, impossible à trouver dans des documents déjà publiés et des publications non traditionnelles. Il en découle un rapport rempli d’idées sur les moyens de travailler avec ou en contournant les obstacles les plus courants.

Mes réflexions sur ce rapport m’amènent à me poser trois questions.
Tout d’abord, comment le système de santé pourrait-il être repensé afin d’offrir des structures incitatives qui encourageraient et récompenseraient la collaboration intersectorielle au lieu de considérer le travail pangouvernemental  comme une bonne chose à faire et qui peut s’ajouter avec un financement incertain, un leadership variable et une viabilité discutable? Le rapport propose des possibilités particulièrement intéressantes, mais il met judicieusement en garde contre les solutions qu’on voudrait universelles. La dynamique structurelle des systèmes politiques contemporains impose un certain nombre de limites quant à ce qui peut être réalisé, même avec les solutions de rechange les plus ingénieuses.

Deuxièmement, si les gouvernements peuvent accomplir beaucoup de choses pour faire preuve de leadership sur cette question (et qu’ils le font, à diverses mesures), afin que les approches pangouvernementales deviennent une pratique répandue, les électeurs doivent aussi l’exiger. Quelles sont les probabilités qu’ils le fassent? C’est là une question à laquelle il est beaucoup plus difficile de répondre.

Compte tenu du fait que les médias canadiens définissent la santé à travers le seul enjeu des soins, il n’est pas surprenant que la demande du public pour une approche pangouvernementale soit sans voix. Une récente étude réalisée par l’université Simon Fraser et portant sur plus de 4 700 nouveaux articles sur la santé dans 13 des principaux grands quotidiens canadiens a révélé que seulement 6 % d’entre eux étaient liés aux facteurs socioéconomiques de la santé, alors que 65 % traitaient principalement et exclusivement d’enjeux touchant la prestation, la gestion ou la réglementation des soins. De plus, d’autres recherches – et non uniquement des sondages du type de ceux cités dans le rapport, mais des études qualitatives offrant un point de vue plus détaillé, nuancé et global de la façon dont les gens perçoivent la santé – suggèrent que le public sait aussi instinctivement que la prévention est importante, que la pauvreté tue et que les soins de santé, s’ils sont essentiels et universellement reconnus comme précieux, sont davantage une question de redonner la santé compromise par divers facteurs qu’une question de prévention et de sauvegarde de la vitalité de la population. Mieux encore, ces recherches suggèrent que la façon dont les gens expliquent les inégalités en santé est que celles-ci ont beaucoup à voir avec la classe sociale et la position dans la hiérarchie sociale. Il n’est pas étonnant, d’autre part, de constater que les personnes relativement privilégiées tendent à considérer qu’une bonne santé est le résultat de choix personnels ou d’habitudes de vie. À l’opposé, les groupes marginalisés qui ont vécu du racisme institutionnalisé, de la discrimination en raison de leur classe sociale, de la pauvreté ou diverses autres formes de discrimination savent trop bien à quel point les facteurs structurels et les pratiques institutionnelles façonnent de façon déterminante le bien-être de chacun. Qui décide et quelles voix comptent réellement dans la prise de décision et les investissements des gouvernements? 

Quand vient le temps d’évaluer le désir des citoyens pour une attention renouvelée face aux déterminants fondamentaux de la santé, les tendances politiques récentes n’ont rien d’encourageant. Les gouvernements élus parce qu’ils promettent la loi et l’ordre, une réduction du déficit, des baisses d’impôt ou des plateformes de protection frontalière ne sont pas d’emblée des alliés de mesures pangouvernementales sur les déterminants de base de la santé telles que la réduction de la pauvreté. Et cela rend d’autant plus éloquentes les données relatives aux économies potentielles sur les dépenses en soins de santé que permettrait la réduction des inégalités sociales (on parle « d’analyse de rentabilisation ») que contient ce rapport. Elles ont le pouvoir de traverser tout le spectre idéologique, de rallier des intervenants disparates et de survivre aux soubresauts parfois volatiles du pouvoir politique. 

Dans la même veine, la troisième question que ce rapport a soulevée chez moi a trait à la constatation que ce qui semble manquer, ce ne sont pas les connaissances, mais bien la volonté politique. Convaincre les politiciens des mérites d’un tel travail, réaligner les incitatifs, créer de nouvelles structures organisationnelles, mobiliser l’opinion publique et susciter les pressions de la population paraît essentiel, mais est peut-être insuffisant. Au-delà de tout cela, se pourrait-il qu’il y ait des obstacles culturels qui empêchent de faire ce qui, nous les savons déjà, serait efficace? L’analyse de 2006 de Malcolm Gladwell, Million dollar Murray, à propos d’un sans-abri aux prises avec des problèmes de santé mentale et que l’on a ballotté d’une salle d’urgence à une autre et d’un programme de durée limitée à un autre, et qui fait la preuve de notre aversion sociale pour la prestation de logements en milieu de soutien, par exemple, démontre aussi qu’au bout du compte, nous payons plus cher (sur le plan fiscal, social et en termes de souffrance humaine) que si nous adoptions une approche globale et proactive. Présenter une étude de cas solide est peut-être important, mais ce n’est pas suffisant en présence de tels obstacles culturels (qui, il est important de le noter, sont régulièrement alimentés par le discours néolibéraliste des « assistés sociaux qui profitent du système » et des « pauvres qui méritent de l’aide comparativement à ceux qui n’en méritent pas », ainsi de suite).

Le rapport conclut par cet appel : « 
il est temps que s’accomplissent des changements considérables dans la façon de fonctionner du gouvernement, et dans la façon de penser des politiciens et des fonctionnaires ». S’il y a bien un moment où il faut penser autrement, c’est maintenant. Transposer le débat de la prestation de soins en collaboration à la création d’un revenu annuel garanti, par exemple, ne sera pas facile, même si au moins une municipalité au Canada a déjà adopté une telle loi. Dans une économie en récession (une récession qui risque de durer très longtemps), aider les pauvres à s’en sortir signifiera de plus en plus qu’il faudra accroître nos efforts de redistribution (au lieu de nous fier à la croissance pour aider les plus démunis, quoiqu’à la lumière des expériences passées, on risque d’être déçus). L’histoire récente donne à penser qu’il s’agira d’un défi considérable.  

Une chose est claire : la santé est politique! Le fait pour le gouvernement de la « renforcer » grâce à des efforts renouvelés en matière de mesures intersectorielles sur les déterminants fondamentaux de la santé ne dépend pas seulement d’un leadership inspiré, mais ne sera également possible que si les Canadiens se lèvent et l’exigent. À cet effet, on peut dire que nous avons beaucoup de pain sur la planche, même si nous sommes conscients de la somme considérable de travail réalisée par une quantité innombrable de groupes de citoyens et d’ONG sur ce front. Au bout du compte, c’est le travail concerté des intervenants de l’État et de ceux qui n’en font pas partie (le mélange d’intervenants du haut et de ceux du bas, que défend entre autres Glen Laverack) qui fera en sorte que le tout se concrétisera. Alors, retroussons nos manches et allons-y!

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Le Dr Blake Poland est professeur à la Dalla Lana School of Public Health et ancien directeur du programme de maîtrise en sciences de la santé avec spécialisation en promotion de la santé de l’université de Toronto. Il est aussi ancien critique en promotion de la santé du Parti vert du Canada.


Mots Clés: Promotion de la santé

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