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23 mai 2013

Attendre encore… après toutes ces années




Dr Chris Simpson est président désigné de l’Association médicale canadienne, chef de la cardiologie à l’Université Queen’s et président de l’Alliance sur les temps d’attente.

Hier après-midi, dans le cadre de mes fonctions de directeur médical du programme cardiaque de mon hôpital, j’ai rencontré monsieur B., un homme de 72 ans dont l’épouse est morte à l’hôpital.
 
Je m’attendais à ce qu’il souhaite discuter des soins que sa femme avait reçus; à ce qu’il veuille peut-être essayer de comprendre pourquoi elle était morte et si certaines choses auraient pu être faites de manière différente. J’avais relu son dossier attentivement afin d’être certain d’avoir en main toutes les données nécessaires pour discuter de son cas avec monsieur B., de manière rationnelle et productive.
    
Le moment venu, monsieur B. ne voulait parler de rien de tout cela. Il m’a surtout parlé du parcours qu’avait dû franchir son épouse pour arriver à la chirurgie. Il m’en a fait le récit de manière chronologique. Elle s’est rendue à une série de rencontres, pour lesquelles elle a dû attendre chaque fois. Elle a aussi attendu aux urgences. Elle a attendu pour subir des tests. Elle a attendu pour des consultations, attendu des décisions et attendu pour sa chirurgie.
 
« Tous les médecins et tous les membres du personnel ont été fantastiques », ne cessait-il de me dire, comme s’il souhaitait protéger des critiques ceux d’entre nous qui avaient travaillé en première ligne. « Mais le système l’a laissé tomber. »
 
Il m’a ensuite raconté comment toutes les heures et tous les jours d’attente qui avaient jalonné son parcours dans le système de santé avaient transformé cet homme réfléchi, autonome et équilibré ainsi que sa conjointe en personnes craintives, vulnérables, déconnectées, anxieuses, démoralisées et minées par l’incertitude.

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Les Canadiens sont conscients que lorsqu’ils ont besoin de soins non urgents, ils doivent habituellement attendre. Lorsque ces périodes d’attente sont suffisamment courtes et que les patients sentent qu’ils ont une emprise sur la situation et sont en contrôle, ils se sentent confiants et satisfaits. Mais lorsque l’attente est trop longue et lorsque les personnes sentent qu’elles sont tombées dans « une zone grise » entre les diverses rencontres, les patients et leurs familles vivent de l’anxiété, un fardeau économique supplémentaire, de la douleur et de la souffrance inutiles, et subissent peut-être même des événements indésirables graves, y compris le décès. Il faut aussi tenir compte des coûts sociétaux liés aux attentes trop longues. L’Association médicale canadienne a estimé que les temps d’attente qui dépassent les paramètres acceptables sur le plan médical pour quatre interventions parmi les plus courantes engendrent pour l’économie canadienne des coûts de 14,8 milliards de dollars pour une seule année. (www.cma.ca/multimedia/CMA/Content_Images/Inside_cma/Media_Release/pdf/2008/EconomicReport.pdf).

Quand je pense aux 10 années ou presque qui se sont écoulées depuis la signature de l’Accord de 2004 sur la santé par le gouvernement fédéral, les provinces et les territoires, j’ai bien peu de raisons de me réjouir. Malgré toute la bonne volonté du monde, le travail acharné et la coopération, malgré tout l’argent investi pour réduire les temps d’attente et les pressions soutenues du public pour les améliorer, nous n’avons pu constater que de modestes progrès. Depuis un ou deux ans, à mon grand découragement, on assiste à l’anéantissement des modestes progrès accomplis. L’ICIS (www.cihi.ca/cihi-ext-portal/pdf/internet/HCIC2012_SUMMARY_FR), le Conseil canadien de la santé et l’Alliance sur les temps d’attente (http://www.waittimealliance.ca/french/index.htm) s’accordent pour dire que les temps d’attente ont de nouveau empiré. Grosso modo, nous reculons et sommes en train de retourner à notre point de départ.
  
Comment se peut-il que tout ce travail et toutes ces ressources n’aient pas débouché sur des améliorations soutenues en ce qui a trait au temps d’attente?
  
Les raisons de cet échec sont nombreuses, mais elles conduisent toutes invariablement à une seule et même indiscutable réalité : l’argent investi n’a pas réussi à acheter le changement. Nous sommes uniquement parvenus à rendre les chiffres plus attrayants sur une courte période de temps. Notre « réussite » a été éphémère. Le Comité sénatorial permanent des affaires sociales, sciences et technologie, dans son examen des progrès réalisés depuis l’Accord de 2004 (http://www.parl.gc.ca/Content/SEN/Committee/411/soci/rep/rep07mar12-f.pdf) fait état de ce même sentiment, et il recommande que les investissements soient absolument utilisés pour générer le changement et non pour maintenir le statu quo.

À quoi pourrait ressembler le changement réel, gage d’une vraie transformation?
 
Eh bien, il pourrait commencer par l’assemblage d’informations claires et actuelles sur les résultats et le rendement, d’instruments pour le mesurer, et par la création d’un organisme national qui disposerait des moyens et de pouvoirs pour recueillir, analyser et présenter ces données. On ne peut pas changer ce qu’on ne peut pas mesurer.
 
De tels changements donneraient aussi lieu à plus de reddition de comptes pour la mise en place des changements pour lesquels les investissements auraient été consentis. Nous ne changerons rien si les bailleurs de fonds ne nous tiennent pas responsables de la mise en place des changements que les ressources fournies visaient à engendrer.
 
Les changements transformationnels se traduisent par beaucoup moins d’effet de silo au sein du système. On dit souvent que nous sommes une nation de projets pilotes quand il est question de santé. Nos silos culturels et de gouvernance entravent le partage de nos réussites et de nos pratiques exemplaires. Nous « réinventons la roue » éternellement parce que nous avons réduit la perspective, les normes et les objectifs nationaux.
 
Enfin, les changements transformationnels signifient que tous les intervenants du système doivent se lever et retrousser leurs manches. Les groupes de médecins et les organismes d’autres professionnels de la santé doivent continuer de faire pression pour les patients individuels, mais ils doivent aussi adhérer à notre professionnalisme « civique » – afin d’aider notre système à en avoir plus pour l’argent investi et de stimuler notre responsabilité collective pour trouver la voie vers la viabilité.
  
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Si je remets mon chapeau de médecin, je vois tout cela comme une avenue pour modifier fondamentalement notre approche de la prestation de soins, afin qu’elle passe des soins centrés sur le prestataire à des soins centrés sur le patient. Monsieur et madame B. souhaitaient qu’on les accompagne dans leur parcours. Mais au lieu de cela, nous les avons invités à se joindre à notre parcours à nous.
 
Monsieur et madame B. ont reconnu l’excellence qui caractérise chacun des silos, mais ils se sont sentis abandonnés aux points de transition qui ont marqué leur parcours. Ces points de transition entre chaque composante sont les temps d’attente; c’est dans ces goulots d’étranglement que se forment les perceptions négatives, les inégalités et les résultats en deçà des attentes. C’est aussi là que l’inefficacité et le gaspillage trouvent leur source.
  
Monsieur et madame B. méritaient mieux. Tous les Canadiens méritent mieux. Et nous pouvons faire mieux. Ensemble, nous pouvons construire un système de santé qui méritera réellement la confiance des Canadiens. 



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